Une analyse philosophique et sociologique des travaux de l’équipe du Pr Séralini et du CRIIGEN, par la philosophe des sciences, Florence Piron (Université LAVAL, Canada)
« D’où vient la confiance dans la science ? Comment est-elle nourrie et renforcée? Dans un contexte où, au prétexte de la crise des finances publiques, les politiques scientifiques nationales semblent privilégier la voie du financement de la science par des partenariats avec le secteur privé, notamment la grande industrie, la confiance dans la science reste un argument majeur pour justifier le maintien ou même le renforcement du soutien de l’État à la recherche scientifique. »
Florence Piron, philosophe des sciences, Université Laval et Thibaut Varin, Université Laval (Canada)
D’où vient la confiance dans la science ? Comment est-elle nourrie et renforcée? Dans un contexte où, au prétexte de la crise des finances publiques, les politiques scientifiques nationales semblent privilégier la voie du financement de la science par des partenariats avec le secteur privé, notamment la grande industrie[1], la confiance dans la science reste un argument majeur pour justifier le maintien ou même le renforcement du soutien de l’État à la recherche scientifique. L’enjeu de la confiance dans la science apparaît ainsi fondamentalement politique et non pas seulement éthique : une science inspirant confiance aux citoyens/contribuables pourra justifier son financement par les fonds publics, par la richesse collective.
Comme le rappelle Annette Baier[2], faire confiance consiste à déléguer à autrui un certain pouvoir malgré une légère incertitude quant aux résultats; c’est « se placer dans un état de dépendance, ou prolonger un état de dépendance, à l’égard de la compétence et de la bonne volonté » d’autrui, c’est « croire en la parole d’autrui et espérer que les pouvoirs supérieurs ne seront pas exercés à notre détriment ». Cette conception de la confiance va donc de pair avec la délégation à autrui du droit légitime de procéder à certaines actions puisqu’elle consiste à « transmettre des pouvoirs discrétionnaires au dépositaire de cette confiance »[3], dans l’espoir qu’il en sortira quelque chose de bon, de bien. Luhmann (cité par Baier p. 287) affirme que « la confiance réduit la complexité en libérant la personne qui fait confiance des décisions pratiques ponctuelles. Faire confiance, c’est risquer certains aspects de son avenir en pariant sur la loyauté de la personne à laquelle on fait confiance ». Pour une société, faire confiance à la science, ce serait donc faire confiance aux scientifiques, les auteurs de la science, en leur déléguant le pouvoir collectif de la connaissance (ce qui fait d’eux des « experts »), tout en espérant que cette délégation produira des effets positifs pour la société. En termes normatifs, on dira que les citoyens voudront soutenir une science manifestement dotée de certaines qualités qui la rendent « bonne » pour la société.
Quelle est cette « bonne » science? Quelles sont ses qualités nécessaires? Qui la définit et qui garantit ce statut? Quel cadre normatif les sous-tend? Par exemple, est-ce la « moralité » ou la compétence des chercheurs qui la définit le mieux et qui serait le plus susceptible d’inspirer confiance? Des menaces pèsent-elles sur cette confiance dans le monde actuel?
Retrouvez l’intégralité de l’article sur : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/laffaire-seralini-12/
Lire aussi cet article de soutien des dizaines de scientifiques internationales face aux pressions contre l’étude Séralini : http://www.independentsciencenews.org/health/seralini-and-science-nk603-rat-study-roundup/
EXTRAITS
P4 « Nous avons voulu comprendre ce que ce chercheur avait bien pu faire pour susciter tant de colère, sur quel point sensible de la « confiance en la science » il avait appuyé au point de réussir à faire croire à d’éminents chercheurs et journalistes que cette confiance sortirait menacée d’une étude qui visait pourtant à mettre au jour des risques pour la santé publique. »
P5 BIOGRAPHIE « Gilles-Éric Séralini a obtenu son doctorat en biochimie et biologie moléculaire à l’université de Montpellier-II en 1987. Pendant les quatre années suivantes, il fut chercheur invité en biologie moléculaire dans différents laboratoires de l’université Western Ontario (London, ON, Canada) et de l’université Laval (Québec, QC, Canada) 12 . Puis en 1991, à 30 ans, il devint professeur de biologie moléculaire à l’université de Caen 13 puis chercheur à l’Institut de biologie fondamentale et appliquée (IBFA) de l’Université de Caen où il s’intéressa à la relation entre le système hormonal des mammifères et les cancers ; il étudie plus particulièrement les perturbations hormonales provoquées par les pesticides, notamment celles qui pourraient être associées aux OGM, ainsi que les effets de différents polluants sur la santé. Il est devenu codirecteur du pôle « Risques, qualité et environnement durable » (MRSH-CNRS) et président du conseil scientifique du CRIIGEN (Comité de Recherche et d’Information Indépendante sur le Génie Génétique), organisme qu’il a créé en 1999 avec Corinne Lepage et Jean-Marie Pelt. Gilles-Éric Séralini a été expert pendant neuf années pour le gouvernement français en matière d’évaluation des OGM. Il l’est toujours pour l’Inde et le Canada et pour des organisations internationales 14 . Il est jusqu’à présent l’auteur de plus de 150 communications internationales (colloques, et publications dans des revues à comité de lecture), en plus de ses publications au niveau national 15 . Il a été nommé chevalier de l’ordre national du Mérite en 2008, sur proposition du ministère de l’Écologie pour l’ensemble de sa carrière en biologie ». (VOIR en ligne le CV du PR SÉRALINI et la LISTE DES PUBLICATIONS SCIENTIFIQUES)
P6 « La quadruple apparition publique de ce travail scientifique (média, article, livre et film) en une semaine a entraîné un débat public important, tant dans le milieu scientifique que dans l’espace public, où sont intervenus journalistes, chercheurs, acteurs politiques et militants ».
P14 « Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un article scientifique, même après avoir été évalué à l’aveugle par des pairs (« peer-reviewed »), est critiqué pour une méthodologie défaillante ou pour des conclusions exagérées par rapport aux résultats obtenus. Selon le cadre normatif dominant de la science, qui indique entre autres les démarches à suivre pour faire de la « bonne science », la façon habituelle de procéder dans un tel cas consiste pour des chercheurs soit à tout simplement ignorer et ne pas citer l’article, soit à publier un article en réponse, démontrant ses failles et proposant un meilleur protocole. Les réactions virulentes, positives et négatives, suscitées par ce texte dans l’espace public, qui ont mis en scène de nombreux acteurs, institutions scientifiques et autorités réglementaires et parlementaires, ne peuvent donc pas s’expliquer seulement par une faiblesse méthodologique ou des résultats non concluants.«
P15 « Il y a un « jeu » que Séralini n’a pas joué et qui est pourtant considéré par consensus au sein de la communauté scientifique comme essentiel à la confiance du public et des chercheurs eux- mêmes dans la science ; un jeu qui, au-delà des débats méthodologiques, garantit la possible scientificité des textes produits et justifie la confiance de la société dans le travail des scientifiques. Ce serait donc son manque de loyauté envers ce cadre normatif qui ferait de Séralini le délinquant et même le danger pour la science qui inspira tant de réactions passionnées chez ses commentateurs critiques. Inversement, c’est peut-être son audace à aller à l’encontre de ce cadre normatif qui suscita et suscite encore autant de soutien à son endroit. »
P16 « Ce que ce mythe [la caverne de Platon] nous dit aussi en creux, c’est que la connaissance est inévitablement corrompue par la politique et la société où naissent, vivent et meurent les passions et les intérêts. La distanciation des savants par rapport à la société devient alors une condition de l’incorruptibilité nécessaire à l’accès à la vérité et donc de la confiance dans la science. Cette confiance, finalement, repose sur l’incorruptibilité des chercheurs à l’endroit des passions mondaines ou du moins sur son apparence qui peut s’obtenir de différentes manières. »
P19 « Pour les sociologues et les historiens des sciences qui étudient les liens aussi nombreux que complexes entre l’État et la science, l’évocation d’une telle séparation entre la science et le monde (social, culturel, politique) ne sert qu’à nourrir le « déni » au fondement du cadre normatif que nous décrivons, à savoir le déni du caractère intrinsèquement politique de la science. »
P19 « En fait, ces liens de dépendance des chercheurs ou des savants envers le reste de la société ont toujours fait partie de la fabrication du savoir scientifique, comme l’explique, entre autres, l’historien des sciences Steven Shapin dans son livre au titre explicite Never Pure. Historical Studies of Science as if It Was Produced by People with Bodies, situated in Time, Space, Culture, and Society, and Struggling for Credibility and Authority [The Johns Hopkins University Press, 2010] »
P21 « Au lieu d’attendre patiemment les répliques à son article ou de le vulgariser progressivement, ce que propose de faire le cadre normatif dominant, Séralini a choisi, avec ses partenaires, de créer les conditions de la relance du débat politique sur la réglementation des OGM qu’il voulait obtenir en même temps que faire de la science. Pour cela, il a mobilisé un média généraliste de manière spectaculaire […] , adoptant de ce fait la stratégie qu’Hans Peter Peters nomme la « médialisation de la science », c’est-à-dire l’intégration, par les chercheurs, de l’existence des médias dans leur travail scientifique, au lieu de les voir comme des ennemis ou des relayeurs externes à leur travail. »
P24 « L’hybridité de la position de Séralini, à la fois scientifique et politique, est d’autant plus difficile à penser pour les « intégristes » du respect de la frontière entre science et politique qu’elle est totalement volontaire et consciente et que Séralini ne manifeste ni regrets ni ambivalence. Dans l’entrevue qu’il nous a accordée, comme dans un autre article du Nouvel Observateur 99 , Séralini a précisé que cette stratégie médiatique avait été prévue pour attirer un maximum d’attention politique sur son travail, notamment afin de mobiliser les acteurs du débat public sur les failles du processus d’évaluation des OGM et d’empêcher un étouffement de son travail par Monsanto. Son but n’était donc pas uniquement de « faire avancer les connaissances ». Mais il l’était aussi! Cette double prétention empêche la communauté scientifique de pouvoir simplement tolérer ses extravagances politiques. »
P25 les choix de Séralini ont bouleversé une autre dimension du cadre normatif dominant de la science, encore plus difficile à supporter : le déni de la corruptibilité de la science et des scientifiques, notamment dans le contexte contemporain qui encourage les partenariats entre la science et l’industrie privée. »
P26 « les chercheurs sont formés à se désintéresser du politique qui leur est toujours présenté comme menaçant et corrupteur. Cette pratique normée de l’apolitisme scientifique les protège peut-être de certains dérapages, mais […] elle rend les chercheurs aveugles à la dynamique politique qui anime les rapports entre la science et la société dans laquelle ils travaillent […] Elle limite considérablement leur capacité d’agir, y compris contre la marchandisation accrue de la connaissance qui se dessine sous leurs yeux par le biais de l’économie du savoir. C’est le grand déni au cœur du cadre normatif dominant de la science contemporaine. »
P27 « La position de Séralini va à contre-courant de cette cécité conventionnelle. Tous ses choix, notamment de médialisation, expriment clairement sa conscience des rapports de forces qui imprègnent le champ de la recherche scientifique sur les biotechnologies et les pesticides, et en particulier des difficultés qui guettent ceux qui adoptent une posture indépendante et critique de la grande industrie, partenaire privilégié de l’État en ces temps néolibéraux. Mais sa résilience et sa combativité, de même que ses victoires, indiquent aussi une certaine confiance que le souci du bien commun l’emportera, que les institutions corrompues sauront s’autoréguler, que la quête du profit ne l’emportera pas toujours sur les autres valeurs. »
P28 « Quant aux agences régulatrices, elles sont devenues, selon les mots de Séralini, des « tribunaux militaires » au service du développement économique et non plus de la science »
P29 « Le déni de la corruptibilité de la science, pourtant partie prenante de son cadre normatif dominant et persistant malgré les « affaires » de plus en plus nombreuses, n’est plus tenable après l’affaire Séralini et cela fait mal aux chercheurs en sciences du vivant ou en technologie qui, bien plus que les chercheurs en sciences sociales et en philosophie, en avaient fait le centre de leur credo, de leur ethos, de leur confiance dans la science. »
P31 CONCLUSION « L’affaire Séralini, c’est-à-dire l’ensemble des commentaires et réactions aux événements du 19 septembre 2012, et non l’article en lui- même, qui a porté les coups les plus décisifs à la confiance de la société dans la science. Cette affaire a en effet montré un cadre normatif aveugle, hypocrite, incapable d’aider les chercheurs à prendre position dans un monde néolibéral qui encourage la corruption de la science et son asservissement à des fins lucratives. Elle a montré des chercheurs littéralement achetés par l’industrie afin de préserver ses intérêts privés, qui participent en même temps sans hésitation aux grandes institutions publiques qui ont pourtant pour mandat de préserver l’intérêt général (et la santé publique). Elle a montré des « intégristes » normatifs prêts à dénigrer les conventions scientifiques de base (l’évaluation par les pairs) pour mieux assassiner un texte. Elle a montré un journalisme scientifique plus soucieux de défendre l’orthodoxie normative de la frontière entre la science et la société que d’enquêter sur des conflits d’intérêts pourtant apparents en quelques clics sur le Web. Les rebondissements liés à la dépublication ont montré la fragilité des bases de l’autorité de la science, de la parole scientifique et, par ricochet, du dispositif d’expertise auquel les États et citoyens font pourtant confiance pour la gestion des risques. Les bases de la confiance, qui suppose une croyance dans la capacité de ceux à qui on l’accorde de privilégier le bien commun, sont ici véritablement sapées. »
P33 « Plutôt que de proposer encore une fois une « purification » de la science comme solution pour reconstruire la confiance qu’elle veut inspirer à la société, nous proposons un renouvellement du cadre normatif de la science et, par conséquent, de la source de la confiance dans la science. […] Ce cadre normatif valoriserait les communautés épistémiques hybrides, formées de chercheurs professionnels et de non-chercheurs, qui se créent actuellement un peu partout dans le monde, dans l’ombre de l’establishment scientifique : la recherche-action collaborative, la science citoyenne (Citizen science), l’Open science, les laboratoires vivants, en somme une multitude de façons de co-créer de la connaissance dans un cadre participatif et égalitaire. »