Crise Covid-19 : aspects éthiques

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Par Alain GRIMFELD • Membre du CRIIGEN
Médecin pédiatre • 
Sa Biographie…

Selon Karl-Otto APEL et Jürgen HABERMAS, on se doit, avant toute entame de discussion, de faire un effort de sémantique. Ainsi, nous entendrons par « éthique » la démarche de pensée nécessaire à la conduite d’une action lorsque les connaissances scientifiques du moment, le Droit ou encore la Morale (quel(s) qu’en soi(en)t le(s) fondement(s)), n’ont pas répondu, ou pas suffisamment, au(x) questionnement(s) qui se pose(nt).

La menée de la réflexion éthique, dans les sciences de la vie et de la santé, s’appuie sur les « principes » issus du Code de Nüremberg, visant au respect de la vie et de la dignité de la personne, à savoir la bienveillance et la non-malveillance, la préservation de l’autonomie, et la justice.

L’action menée sera l’aboutissement de la progression Penser -> Décider -> Agir, puis, si nécessaire, après évaluation de l’action mise en œuvre, penser autrement pour mener une action mieux adaptée à la situation à laquelle on a à faire face.

Le présent texte prend en compte la réflexion et les recommandations du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, dans son Avis n° 106 du 5 Février 2009 : « Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale ».

Ces préalables posés, quels questionnements ont suscités les évènements qui ont jalonné l’histoire, en France, de la pandémie liée à la propagation du nouveau coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la maladie Covid-19 ?

Nous allons les aborder par les phases successives de son histoire.

 

 

Lors de la phase 1, celle de l’annonce de l’approche de la pandémie.

L’objectif devait être l’évitement. Comment faire en sorte que la propagation du virus n’atteigne pas la France, ou soit très limitée dans son extension, à l’intérieur de nos frontières ? En ce sens, comment être bienveillant à l’égard de la population, et lui éviter au maximum des problèmes de santé, individuels mais aussi collectifs, à large échelle, pouvant retentir alors sur l’économie du pays ?

Pour cela, il était nécessaire de prendre, d’emblée, la mesure du problème sanitaire qui se profilait. Malheureusement, il a été (trop) souvent qualifié de « grippette », alors que des épisodes épidémiques antérieurs, depuis le début des années 2000, nous avaient enseigné que les infections à coronavirus, se répandant de cette manière, pouvaient être graves, voire mortelles. Ethiquement, il eût été indiqué de mettre en œuvre immédiatement, en application du principe de précaution, toute mesure nécessaire au « cantonnement » de la propagation du virus, et notamment le port de masques médicaux. Cela s’imposait d’autant plus que l’on ne connaissait pas les caractéristiques de virulence de l’agent infectieux en question, biologiquement identifié par la Chine, pays d’origine, disséminé à partir de l’épicentre, la ville de Wuhan. Comme dans toute application bien comprise du principe de précaution, l’association à la mobilisation précoce des forces vives de la recherche aurait pu être déclenchée, tout en limitant d’ores et déjà les effets de l’infection et le nombre de sujets atteints.

Mais « on » a manqué de masques. Quelle(s) qu’ai(en)t été la(les) raison(s) de cette situation, il eût été hautement souhaitable qu’elle fût rapidement corrigée par une décision politique de mobilisation industrielle toute affaire cessante, pour une fabrication intensive de ces protections individuelles. Cependant, il faut considérer à ce propos qu’à côté de l’absence d’autonomie industrielle nécessaire pour une telle prise de décision, certains, y compris parmi des membres du corps médical, ont estimé que le port de ces masques était inutile, ou au mieux utile uniquement pour empêcher la contamination par des « postillons », émis par des sujets possiblement contaminateurs. Ethiquement, cette légèreté, dans la gouvernance et/ou les compétences, s’est traduite finalement par les effets d’une malveillance de fait, conséquentielle, fort dommageable à l’encontre de la population.

Le 24 janvier 2020, les trois premiers cas ont été officiellement recensés en France (ce furent aussi les premiers cas en Europe).

 

 

Lors de la phase 2, celle de l’extension progressive de la pandémie sur les territoires.

L’objectif devait être l’atténuation. Le virus « circulant », et l’infection se propageant, il était nécessaire à ce stade d’en atténuer les effets en termes de nombre de sujets atteints et de gravité des atteintes, à prédominance respiratoire. L’histoire a montré que les tableaux cliniques pouvaient varier de l’absence de symptômes, jusqu’à des formes gravissimes conduisant à la mort, après passage ou non en hospitalisation, et/ou en service de réanimation. Il eût été nécessaire à ce moment-là de disposer de suffisamment de « tests » biologiques,
1• pour confirmer le diagnostic de Covid-19 chez les sujets symptomatiques 1, mais aussi pour dépister les sujets asymptomatiques porteurs du virus 2, afin de les isoler,
2• pour déceler au cours du temps les sujets qui avaient été contaminés et qui avaient développé une réaction anticorps 3, permettant ainsi de catégoriser ceux-ci comme non à risque, en première analyse, pour eux-mêmes et pour autrui.

Mais, à l’instar de l’absence de masques, force a été de constater que l’« on » manquait aussi de tests. Là encore quelle(s) qu’en fu(ren)t la (les) raison(s), il eût été hautement souhaitable de mobiliser les capacités, d’une part industrielles nécessaires à leur fabrication, d’autre part techniques pour l’affinement de leur interprétation 4. Il faut souligner que de telles capacités étaient déjà disponibles, mais non adressées spécifiquement à la médecine humaine, celles des vétérinaires, pourtant tout à fait transposables et offertes par les professionnels concernés. Pour des motifs qu’il faudra(it) éclaircir, cela n’a pas été fait, ou bien encore la pratique des tests a été estimée non pertinente par certains. Cette erreur, puis cette faute d’appréciation a favorisé l’aggravation de la situation générée lors de la phase 1.

Le 29 février 2020 l’extension progressive vers l’ensemble des territoires est officiellement constatée et déclarée.

Éthiquement, il est licite de qualifier cette attitude de malveillance par omission, si ce n’est par incompétence, dans la gestion du risque.
1• Les symptômes cliniques observés lors de la Covid 19 ne sont pas pathognomoniques (c’est-à-dire spécifiques en termes de diagnostic) de cette maladie. Ils peuvent s’observer lors d’atteintes liées à d’autres virus.
2• Il a été argué que la sensibilité du test PCR (Polymerase Chain Reaction), utilisé pour diagnostiquer la présence du virus, ne se situait qu’autour de 70% (30% de faux négatifs), mais cet argument était pauvre, sachant,
i) que sa spécificité en revanche (capacité de dépister spécifiquement le coronavirus en question et non d’autres virus : faux positifs) est grande,
ii) que ce manque relatif de sensibilité est essentiellement dû au mode de prélèvement, qui peut être amélioré,
iii) que dans ces conditions il valait mieux, au plan épidémique, pouvoir disposer des résultats de ce test plutôt que de s’en priver.
3• La recherche d’anticorps spécifiques vis à vis du coronavirus SARS-CoV-2, est pratiquée sur un prélèvement sanguin de faible volume; hormis sa grande spécificité, sa sensibilité, moindre, est tout de même suffisante pour estimer la population des sujets qui ont « rencontré » le virus, et ont développé à son encontre une défense, qu’ils aient été symptomatiques ou non.
4• Cette remarque est relative aux caractéristiques des tests, abordées ci-dessus (2 et 3).

 

 

Lors de la phase 3, celle de l’installation de la pandémie sur le pays, métropolitain et ultramarin.

L’objectif a été la contrainte d’adaptation, dans un contexte d’accentuation de la vulnérabilité de certains secteurs de la population, en partie faute de mesures adaptées lors des phases précédentes.

Ce constat fut particulièrement prégnant

  • pour les personnes qui ont dû poursuivre leur activité professionnelle
    1• pour prodiguer les soins nécessaires aux malades, pour accompagner les personnes âgées ou handicapées,
    2• pour maintenir une vie collective acceptable (employés des transports collectifs, éboueurs, employés des divers services publics, d’organismes de distribution alimentaire, policiers, pompiers, etc.),
  • et pour les personnes prises en charge dans les établissements médico-sociaux, Ehpad notamment.

De fait, l’insuffisance de protection physique individuelle, donc collective en termes de contagiosité, et de données biologiques, aux plans épidémique et épidémiologique, a conduit à être maximaliste, et a abouti à la décision gouvernementale, d’une part d’un confinement généralisé à dater du 17 mars et a priori jusqu’au 11 mai, d’autre part d’une cessation d’activité dans les secteurs économiques n’appartenant pas à ceux désignés ci-dessus et entraînant inévitablement une promiscuité (restaurants, cafés, bars, salles de spectacle, musées, etc.). Ces mesures étaient certes devenues indispensables à ce moment-là pour limiter les effets destructeurs de la pandémie dans le domaine sanitaire, dont les moyens étaient parvenus à saturation dans notre pays. Ce dernier point est, au plan éthique, de première importance. Le dépassement des capacités sanitaires d’un pays face à une pandémie risque d’aboutir à un « choix » des personnes à traiter, selon leur « valeur » économique et sociale.

Cette période a déclenché un élan de solidarité d’ampleur inconnue jusque-là. Elle s’est manifestée notamment par des tonnerres d’applaudissements, et des concerts improvisés avec toutes sortes d’instruments pas forcément musicaux, chaque jour à 20h, aux fenêtres des habitations. Ce sont les actions des acteurs de soins qui furent ainsi particulièrement saluées.

Cependant, les conséquences aux plans psycho-social, sanitaire et économique furent considérables, et n’ont pas fini de se manifester. Dans ces conditions, il sera plus que jamais nécessaire dans un objectif de poursuite d’une vie sociale acceptable, de veiller prioritairement au respect des principes fondamentaux de l’éthique des sciences de la vie et de la santé.

 

 

Et après…

La réflexion éthique doit porter sur les actions à mener afin d’éviter dans toute la mesure du possible la réitération des souffrances endurées au plans sanitaire et social, ou à tout le moins d’en atténuer l’intensité, en cas de résurgence de l’épidémie, en France métropolitaine et ultramarine.

Certains évoquent une possible pérennisation de la présence du SARS-CoV-2 au sein de la population : « il faudra s’habituer à vivre avec ». Cette situation pourrait constituer alors une menace comparable à celle du VIH. Certes les modes de contamination ne sont pas les mêmes, et le pronostic global des deux maladies non plus, mais :

  • la transmission par voie aérienne du SARS-CoV-2 deviendrait immanente, avec un caractère beaucoup plus aléatoire que celle du VIH, alternant les périodes de « calme » et celles épidémiques, non prévisibles à l’heure actuelle, notamment en l’absence de traitement spécifique,
  • les modalités de prévention contre la transmission du VIH sont connues (utilisation du préservatif et/ou prise de médicaments antirétroviraux, selon les risques, avant toute relation sexuelle, et vérification des produits d’origine sanguine) et disponibles, alors que celles concernant le SARS-CoV-2 reposent actuellement uniquement sur le port de masques, les mesures d’hygiène et la distanciation physique,
  • les traitements médicamenteux contre le Sida, qui a fait passer cette affection au rang de maladie chronique, n’existent pas (encore) contre la Covid-19,
  • le caractère partiellement imprévisible de l’évolution de la Covid-19, à court, mais également moyen et long termes, contrebalancerait d’une certaine façon, au plan pronostique, celui actuel, connu, du Sida,
  • le confinement, en cas de résurgence de la Covid-19 au-delà des foyers d’infection (clusters), ne devrait et ne pourrait être que sélectif, et ne s’appliquer qu’aux personnes particulièrement vulnérables (notamment les personnes âgées et celles souffrant de maladies chroniques), compte-tenu des conséquences catastrophiques psycho-sociales et économiques qu’ entraînerait un nouveau confinement généralisé, mettant en péril la vie de la nation.

Face à ces considérations, et à leur plausibilité, il est nécessaire éthiquement, durant la période dite de « déconfinement », de mettre en place les mesures de prévention et de précaution adaptées, au premier rang desquelles figurent :

  • la pratique des tests biologiques à l’ensemble de la population, afin de dépister les porteurs de virus d’une part, et les personnes immunologiquement protégées d’autre part,
  • le port de masque par chacun dans tous les espaces publics (y compris les transports en commun), et le respect des mesures de désinfection et de distanciation (difficile à appliquer dans les transports en commun, et les lieux de loisir dès la décision de réouverture de ces derniers), jusqu’à l’extinction officiellement annoncée de la pandémie actuelle (à condition qu’elle se dessine), en attendant la mise au point de traitements spécifiques curatifs et préventifs (vaccins),
  • l’amélioration de l’accompagnement des personnes les plus vulnérables, aux plans sanitaire et social, notamment les personnes âgées, en particulier celles hébergées en Ehpad, et les personnes socio-économiquement défavorisées,
  • l’actualisation des conditions de travail, avec la mise en place, de manière concertée avec « le terrain », du télétravail,
  • l’organisation du fonctionnement des établissements d’enseignement permettant de préserver au maximum la santé des élèves et des enseignants, tout en satisfaisant au mieux aux principes fondamentaux de l’enseignement laïc et gratuit, portés en pratique par la communication fructueuse entre enseignants et enseignés, notamment pour les jeunes en difficulté.

La proposition d’un programme numérique de « traçage » (StopCovid), permettant de dépister les risques de contamination par contact involontaire et inopiné avec un sujet malade, n’obtient pas l’adhésion escomptée des Français, ceux-ci étant très dubitatifs face au risque de voir mis en péril, par ce dispositif, leurs droits et libertés.

Quoiqu’il en soit, l’ensemble des mesures prises devra répondre aux exigences d’une démarche qualité comportant : un « référentiel » proposé par l’exécutif au niveau national, des « procédures » correspondant aux besoins régionaux (selon les indications notamment des Observatoires régionaux de santé, et des Agences régionales de santé), des « protocoles » mis en œuvre au niveau local par les municipalités, enfin des « fiches techniques » de mise en application des mesures adoptées pour chaque citoyen(ne).

L’exploitation d’un retour d’expérience devra être initiée dès la mise en œuvre de la démarche. Cette exploitation sera indispensable à l’obtention de l’efficience des mesures adoptées sur la durée, et pour modifier autant que de besoin le référentiel initial.

Sur un plan de politique générale, dès à présent, s’imposent une réorganisation du système de soin, public et privé, une relance d’un programme de prévention significatif à l’intention des acteurs de soin et de la population, la promotion d’un programme Santé & Environnement à une échelle interministérielle, avec, pour chacun des volets, l’attribution des moyens attenants nécessaires.

Revenons au début de notre propos. Cette appréciation de la situation, et l’ensemble des mesures envisagées, seront à reconsidérer dès l’avènement de traitements spécifiques, curatifs et préventifs, l’abord scientifique de la question étant susceptible alors d’apporter des réponses satisfaisant à l’intérêt général. Le problème éthique qui pourrait éventuellement demeurer serait celui de l’ajustement de la réponse politique aux attendus sanitaires et sociaux.